Né en Suisse en 1896, Pierre Jeanneret apparaît dans l’histoire du design comme ce qu’il est coutume d’appeler un homme de l’ombre. Discret, voir introverti, cet architecte et designer de meubles emblématiques de l’après-guerre a pourtant fait carrière aux côtés des plus grands de l’époque. Ce moment de l'histoire où il était coutume de penser l’architecture et le design à plusieurs têtes et signer des meubles à plusieurs mains.


Pierre Jeanneret, artisan d’une nouvelle architecture

Diplômé de l’École des Beaux-Arts de Genève, Pierre Jeanneret travaille à ses débuts aux cotés d’Auguste Perret. Au début des années 20, en pleine fièvre Art Déco, Jeanneret entame la collaboration la plus fructueuse de sa vie avec son cousin : Charles-Edouard Perret, plus connu sous le nom de Le Corbusier. Ensemble, au travers d’un atelier commun basé rue de Sèvres à Paris, ils vont poser les bases de l’architecture moderne notamment à travers un manifeste, publié en 1926, et intitulé « Cinq Points vers une Nouvelle Architecture ». Ce manifeste résume les grands axes de l’architecture qu’ils souhaitent voir advenir. Pilotis, toit-terrasse, fenêtre en bandeau, façades libérées : toutes leurs futures œuvres communes se doteront de ces caractéristiques emblématiques qu'ils ont précédemment couchées sur papier. Située à Poissy, leur première réalisation la Villa Savoye (1928-1931) illustre idéalement leur vision de l’architecture moderne : une bâtisse aux allures de large parallélépipède posé délicatement sur des pilotis.

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Avec Le Corbusier, ils vont poser les bases de l’architecture moderne notamment à travers un manifeste, publié en 1926, et intitulé « Cinq Points vers une Nouvelle Architecture

En 1929, au Salon d’Automne de Paris, Pierre Jeanneret dévoile un ensemble de meubles modernes comprenant des chaises en acier tubulaire, des tabourets et un ensemble d’étagères modulaires en acier. Tous sont conçus en collaboration avec Le Corbusier et Charlotte Perriand. A l’aube des années 30, une période fructueuse s’ouvre pour ce trio emblématique du design français qui travaille aussi bien sur des projets de villas, d’ateliers ou d’habitations modernes.

Pierre Jeanneret, un architecte de son temps

En 1940, Pierre Jeanneret quitte Paris pour Grenoble afin de mettre en pratique ses recherches en matière de bâtiments provisoires destinés aux réfugiés de guerre, un projet mené dans le cadre du Bureau central de construction, crée et dirigé par Georges Blanchon. En pleine restriction et blocage des transports, Jeanneret, accompagné de Jean Prouvé, réussit à répondre à une commande de logements de qualité, provisoires mais confortables qui témoignent d’une grande ingéniosité. Parallèlement à ces constructions d’urgence, l’architecte s’engage dans la résistance comme un certain nombre des membres de la BCC. Engagement sur lequel il restera très discret, à l’image de sa personnalité. Dans ses mémoires, Charlotte Perriand racontera sa surprise quand elle prendra connaissance de l’engagement de ce jeune homme si pudique « qui n’aurait pas fait de mal à une mouche » et qui avait alors pour nom de code « Guidonvélo » . « Il transportait des messages cachés dans son guidon de vélo. Son vélo était léger, démontable, très pratique, et Pierre devenu fort habile, apparemment innocent, circulait, délivrait, participait. Sacré Pierre ! Cachotier dirait Corbu ».

Photo : Chaise de Pierre Jeanneret pour Chandigargh

Pierre Jeanneret retrouvera son illustre cousin, Le Corbusier, après-guerre, très loin de l’Hexagone et de leurs chantiers habituels. Un projet colossal les attend tous les deux dans une ville nouvelle : Chandigarh en Inde. A la sortie de la guerre en 1945, les deux compagnons sont perdus dans le flot de la reconstruction à tout prix. Presque dans le creux de la vague, les deux chantres de l’architecture moderne vont accepter ce projet pharaonique qui va durer près de 15 ans. Un projet fou pour le fameux "fada" - surnom donné à Corbu après la construction de l'inoubliable Cité Radieuse de Marseille - qui ne se voyait pas accomplir ce rêve de ville modèle sans l'aide de son cousin Pierre.

Chandigarh, un projet titanesque mené à deux

L’histoire ne le dit pas assez mais pour Jacques Dworczak, auteur du "Catalogue raisonné du mobilier : Jeanneret Chandigarh", il n’y a pas de Chandigarh sans Le Corbusier ET Jeanneret et vice-versa. Les deux cousins, complémentaires et solidaires, ont mis a profit ensemble leur savoir-faire et leur vision de la ville moderne à travers cette ville créée de A à Z. Car il n’y a alors pas plus moderne que ce projet d’envergure qu’ils acceptent de réaliser à l’aube des années 50 pour la jeune Inde indépendante.

En 1947, l’indépendance de l’Inde divise le Pendjab en deux. Si le Pendjab pakistanais possède sa capitale (Lahore), le Pendjab indien est dans l’obligation d’en créer une. Neruh, alors Premier Ministre, décide de faire appel à Le Corbusier pour réaliser cette ville modèle. Il veut une capitale disposant de bâtiments administratifs, d’écoles et de maisons individuelles d’une extrême modernité. Corbu accepte immédiatement le projet. Il y perçoit son vieux rêve : réaliser une ville entière, de A à Z en suivant les grandes lignes de son célèbre manifeste. Il pense naturellement à son cousin Pierre Jeanneret pour le seconder dans ce projet d’envergure. Ce dernier accepte sans hésiter. S’en suivent quinze années dédiées à la construction de cette ville symbole de l’Inde moderne du XX ème siècle. A leur arrivée, Chandigarh n’est juste qu’un petit temple à l’honneur d’une déesse qui s’appelait « Chandi », l’ajout du suffixe "Gar" signifie forteresse en indien. A leur départ, elle incarnera la ville modèle.

Pour Jacques Dworczak c’est un projet fou, un vrai challenge pour l’époque. « Ensemble, Le Corbusier et Pierre Jeanneret ont dû faire attention au coût de cette ville, explique ce spécialiste de Chandigarh. Pour des raisons budgétaires, ils ont décidé d’utiliser les matériaux disponibles sur place, car il était hors de question de faire venir des marbres d’Italie ou d’Indonésie. Les matériaux locaux ont été utilisés pour créer le mobilier des administrations comme le teck que l’on retrouve sur de nombreuses pièces, le béton très novateur pour l’époque a été beaucoup utilisé pour les constructions de bâtiments administratifs notamment ».

Le mobilier de Chandigarh, un patrimoine unique


Chaque pièce signée Pierre Jeanneret pour Chandigarh démontre l'influence indienne. Il en aime les lignes géométriques et les angles qu'il adoucit en utilisant les matériaux naturels. En Inde, le designer français découvre la beauté des essences exotiques comme le teck ou le sisso (palissandre indien) et les met en valeur au travers de ses créations. Il tire parti du bambou et crée des fauteuils légers aux dossiers faits de cordes tendues, à l'assise en bandes de tissu tressées. La géométrie devient un motif récurrent dans ses créations : tables et bureaux bluffent par leurs rangements ingénieux, les dossiers des fauteuils s’inclinent et les piètements fuselés empruntent des formes proches des Z et V.

Photo : Fauteuil et bureau Jeanneret pour Chandigargh

Ultra inventif, Pierre Jeanneret joue aussi bien avec l’espace disponible, les traditions indiennes où le bois massif abonde que les préceptes de la modernité tant désirée par lui et son illustre cousin. Les meubles publics réalisés durant cette décennie indienne acquièrent une présence puissante, une étonnante symbiose entre l’extrême praticité recherchée et la filiation naturelle au paysage environnant.


Chaque pièce signée Pierre Jeanneret pour Chandigarh démontre l'influence indienne. Il en aime les lignes géométriques et les angles qu'il adoucit en utilisant les matériaux naturels.

Si Pierre Jeanneret a séjourné près de 15 ans en Inde pour ce projet mené en étroite collaboration avec les artisans des environs, il n’a pas profité de la même aura que Le Corbusier autour de cette ville miracle. Contrairement à son cousin, Le Corbusier est régulièrement rentré en Europe réaliser des projets mémorables qui lui ont permis d’exister dans la mémoire collective. Pourtant c'est Le Corbusier qui abandonne le projet en cours et laisse à Pierre Jeanneret la charge de ce chantier majeur devenu une référence en matière d'architecture moderne. Aujourd’hui, Jeanneret semble quitter peu à peu l’ombre de son illustre cousin en profitant de la fièvre rétro qui s’empare du marché de la vente aux enchères de mobilier et de l’entrée de Chandigarg au Patrimoine Mondial de l’UNESCO en 2016.

 

Photo : extrait du "Catalogue raisonné Jeanneret-Chandigargh" de Jacques Dworczak

« Il y a eu les années de l’oubli après le décès de Jeanneret en 1967, puis le déclin de Chandigarh dans les décennies suivantes avec le béton des bâtiments qui noircit, la ville qui devient un peu sale, le mobilier qui se dégrade quand il n’était pas revendu aux enchères pour des locaux qui en faisaient du bois cassé pour se chauffer l’hiver, explique Jacques Dworczak. Puis quelques pièces sont arrivées en Europe et aux États-Unis, ce qui a considérablement fait grimper les prix, des pièces ont été rapatriées en France, des ventes aux enchères ont commencé, et l’Inde a pris conscience de son patrimoine immense. » C’est à cette période que ce spécialiste a pu se procurer un joli lot de pièces signées Jeanneret, pièces qu’il a restauré sur place dans les règles de l’art avec des artisans, qui constatèrent que si le bois massif conservait son bel état, les cannages des assises cultes de Jeanneret avaient elles été dégradées par le temps et les variations de température. Aujourd’hui, ces quelques pièces majeures symboles du style Jeanneret s’exposent le temps d'une vente aux enchères chez L’Éclaireur, dans le Marais à Paris. Une aubaine pour les visiteurs (et encore plus pour les acheteurs) de pouvoir toucher du regard ces pièces doublement symbole d’avant-gardisme et d’hommage à cette région du monde. Il est impossible depuis 2017 de sortir un meuble de Chandigargh.

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Exposition-vente du mobilier Jeanneret Chandigarh chez L'Eclaireur du 15 au 30 mars à l'occasion de la sortie du "Catalogue Raisonné du mobilier Jeanneret-Chandigarh" de Jacques Dworczak publié aux éditions Assouline