Ingo Maurer n’aimait pas l’adjectif poétique. Il lui préférait des qualificatifs moins fantasques, plus sérieux, n'acceptant pas que la qualité technique de ses luminaires soit diminuée au profit de cette fameuse poésie qui a pourtant fait sa légende. Au lendemain de sa disparition, c'est encore elle que l’on retiendra, celle qui lui a permis de rendre reconnaissable entre mille chacune de ses réalisations, et ce même après cinquante ans de création.

Un designer rêveur

Ingo Maurer est né en 1932 en Allemagne, sur l'île de Reichenau. Il y vit avec ses quatre frères et sœurs, et son père pêcheur. C’est avec ce dernier, lors de longues balades sur le lac Constance, qu’il observe la richesse de la lumière qui s’y reflète, le bien-être unique qu'elle procure. Il prendra la tangente au destin familial en plongeant dans des études de typographe avant d'étudier le design graphique à Munich. C'est l’après-guerre, le design graphique n'est encore qu'au stade de balbutiements. Pour pratiquer cet art, les États-Unis apparaissent comme un meilleur territoire pour le jeune homme. Plus opportun pour les envies, les essais, les coups de folies. Là-bas, il devient un graphiste indépendant et apprend le B.A-BA du métier. Après trois ans, à parcourir l'Amérique tout en travaillant, Ingo Maurer décide de revenir en Allemagne. Fort de son expérience, il crée sa société, Design M, qui conçoit et fabrique les lampes de sa création. Plus tard, Design M deviendra tout simplement Ingo Maurer GmbH.

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Tout d’abord, l’idée d’un objet me vient à l’esprit tel un rêve 

En 1966, trois ans à peine après son retour des États-Unis et la création de son entreprise, Ingo Maurer pulvérise une convention ancestrale en matière de luminaire, voire d’électricité : il faut cacher l’ampoule et son filament à tout prix. Son arme pour mener à bien cette révolution ? La lampe « Bulb », une ampoule à l’intérieur… d’une ampoule XL, le tout vissé sur un socle en acier ! L’idée lui est venue un jour d’ennui et de pluie dans une misérable pension de Venise. Là-bas, dans sa chambre allongé sur son lit, il rêvassait en regardant le plafond où une ampoule nue se balançait. Ce fut le « coup de foudre » qu’il transforma en coup de génie.

La "Bulb", 1966

Avec d’autres lampes cultes - majoritairement italiennes à l'époque - la lampe « Bulb » sera l’un des symboles du design des sixties. Si son idée de départ semblait simple, sa réalisation fera appel au meilleur du savoir-faire. Le verre en cristal de l'ampoule sera soufflé à la main dans les ateliers de Murano. Le socle qui reprendra la forme des ampoules à culot à vis sera en métal chromé poli. En 1969, l'objet culte rejoindra la collection permanente du Musée d’Art Moderne de New York. Moins de dix ans après avoir travaillé à Big Apple comme simple designer indépendant, Ingo Maurer est adoubé par le sacro-saint MoMA.

Ingo Maurer, un designer au musée

Après ses débuts en fanfare, le maestro est courtisé par les plus grands mécènes pour exposer. En 1984, le centre Georges Pompidou monte une exposition intitulée "Lumières, je pense à vous" où l'installation « YaYaHo » de Ingo Maurer remporte un succès immédiat. Il s'agit de deux cordes métalliques parallèles sur lesquelles reposent différents éléments halogènes interchangeables. L'œuvre peut mesurer jusqu'à 10 m et 2,50 m de haut. La Fondation Cartier pour l'art contemporain rend hommage à Ingo Maurer avec « Ingo Maurer : Lumière hasard Réflexion » en 1989. Pour la première fois, l'artiste allemand propose des pièces uniques. Il a aussi exposé au musée Stedelijk d'Amsterdam en 1993 ou encore au Japon.

Ingo Maurer, poète de la lumière

Ces succès au musée n’ont jamais éloigné le designer expérimental de ses ateliers allemands où, accompagné de son équipe, il mettait au point des systèmes d’éclairage où l’exigence technique ne faisait jamais d’ombre à son insatiable fantaisie. Considéré comme l’un des pionniers dans le développement et l’utilisation des dernières innovations en matière d’éclairage, Maurer a notamment utilisé des systèmes halogènes à basse tension dès les années 1980 puis fabriqué la première lampe de bureau à LED en 2001, la « El.E.Dee »

L'ampoule électrique est la symbiose idéale entre la beauté de l'art verrier, la poésie et la technologie 

« Tout d’abord, l’idée d’un objet me vient à l’esprit tel un rêve, expliquait-il pour décrire son processus de création. Ce n’est que dans la prochaine étape que je cherche avec mon équipe des moyens de réalisation et il faut parfois des décennies avant que les progrès techniques permettent à notre imagination de se concrétiser. » L’imagination était le pouvoir de ses créations. Son seul fil conducteur. Maurer ne connaissait ni l’ère du temps, ni les compromis. Très vite, il s’est auto-édité pour sauvegarder ses principes les plus chers dans un marché saturé par des lampes usuelles.

L’ampoule électrique incarnant à ses yeux la « symbiose idéale entre la beauté de l'art verrier, la poésie et la technologie », le designer en a fait l'emblème de chacune de ses créations, le support de tous ses délires d’artiste. En 1992, il imaginait "Lucellino", un éclairage simple mais à l'impact visuel remarquable : une ampoule nue fixée au mur par une fine tige de métal à peine visible, surmontée de plumes d'oie qui forment deux ailes. L'effet fut saisissant : ce luminaire "volatile" prenait des airs d'un ange lumineux. "Lucellino" sera aux côtés de la lampe "Bulb" et de la suspension aérienne "Zettel'z 5" un incontournable de son œuvre. 

La "Lucellino", 1992

Plus récemment, au Salone del Mobile 2018, l'artiste illuminait le Circolo Filologico avec 140 tubes gonflables et des LED RGBW programmés avec des gradients dynamiques de lumière et de couleurs. Un plafond lumineux d’une incroyable richesse visuelle sous lequel étaient rassemblées les lampes cultes du maestro et notamment par ribambelle, sa dernière création : une lumineuse main en caoutchouc bleu, la « Luzy Take Five ». Cette main avec ampoules au bout de chaque doigt s'inscrivait dans la lignée du précieux "ready-made" initiée par Marcel Duchamp : reconsidérer la fonction d'un objet usuel et banal pour en créer un autre capable de devenir œuvre d'art, support à de multiples interprétations et rêveries. Cet objet lumineux, à la fois surréaliste et provocant, poétique et absurde, résume ce demi-siècle de création selon la technique qui a définit tout le travail de Maurer : ne jamais se prendre au sérieux mais produire avec sérieux des luminaires que la mémoire ne peut oublier.

La "Luzy Take Five", 2018