« Le design est une façon de débattre de la vie », Ettore Sottsass auteur et précurseur de cette haute idée du design est né il y a 100 ans. Ce centenaire d’un enfant du siècle est célébré à travers différentes expositions aux quatre coins de l’Europe en 2017. Le studio 5.5 lui rend un hommage à travers une exposition très spéciale lors de Puces du design en novembre. A Venise ensuite où une exposition autour de ses céramiques lui est consacrée, au Château de Montsoreau, Musée d’Art Contemporain de Maine-et-Loire, qui le célèbre avec l’exposition « Ettore Sottsass designer du monde », puis enfin au Museum Vitra en Allemagne. Ce dernier haut lieu du design lui consacre une rétrospective très justement baptisée « Ettore Sottsass, Rebel and Poet ». L’homme né en 1917, en pleine Première Guerre Mondiale dans une Autriche bientôt troublée par la montée du nazisme, était plus proche de la figure du poète rebelle, sorte de beatnik européen avant l’heure, que du « pape du design » comme on l’a souvent qualifié tout au long de sa carrière prolifique s’étendant sur un siècle... et quel siècle !

Ettore Sottsass, un enfant du siècle

Tout au long du XX ème siècle, Ettore Sottsass fut un avant-gardiste. Très tôt, il se passionne pour les arts graphiques. Encouragé par son père, lui-même architecte, il s'inscrit à l'école d'architecture de Turin, dont il sort diplômé en 1937. Il débute sa carrière d’architecte en pleine après-guerre. La logique est la même aux quatre coins de l’Europe : reconstruire coûte que coûte rapidement et à moindre frais. Durant cette aventure de la reconstruction, il se heurte aux contraintes matérielles et aux orientations politiques d’une Italie divisée. L’épisode le mène à mettre entre parenthèses sa carrière d’architecte.

Faire du design ce n’est pas donner forme à  un produit plus ou moins stupide pour une industrie plus ou moins luxueuse. Pour moi, le design est une façon de débattre de la vie

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A défaut de pouvoir réaliser l’architecture de ses rêves, Sottsass va créer des objets qui ont le même souci que sa vision de l'architecture : faire du beau autrement. En 1947, il lance son agence de design à Milan – ville qu’il ne quittera plus jamais. Il est resté l’enfant de son père, un gamin passionné par tous les domaines sans exception : design, architecture, peinture, graphisme, céramique, bijoux… En 1956, sa rencontre avec Adriano Olivetti marque le début d’une longue collaboration et confirme son incroyable avant-gardisme. En tant que designer consultant, il va participer à la création d’Elea 9003, le premier ordinateur italien qu’il traite comme un « paysage électronique ». Il recevra le Compasso d’Or en 1959 et poursuivra l’expérience chez Olivetti avec la création des machines à écrire Tekne 3, Praxis 48 et Valentine, cette dernière lui permettra de faire connaitre sa fibre « pop » au grand public. A l’aube des années 60, il prendra la casquette de directeur artistique pour Poltronova, éditeur de mobilier contemporain. 

machine a ecrire ettore sottsass

 Photo : Myung J. Chun / Getty Images

Un designer "au coeur du monde"

Une décennie bientôt légendaire s’ouvre alors à lui. Il la prendra à bras le corps. Comme un artiste des sixties : prolifique, il se nourrira des expériences pour développer son art et revendiquer le caractère engagé de ce dernier. Pour lui, son métier de designer relève davantage de l’art et s’inscrit dans une philosophie du monde et de la vie. Dans un premier temps, il se sent proche du courant de l’Antidesign qui s’oppose au rationalisme et au fonctionnalisme du design industriel tout en dénonçant les perversions de la société de consommation. Chez lui, la sensorialité prime. Lumière, couleur, imaginaire cohabiteront dans ses créations. « J’estimais que le rôle de l’architecte ou du designer, à ce moment-là, était d’instaurer une méthodologie du doute, de la souplesse, de la construction/destruction, de la gravité/ironie, de l’optimisme/pessimisme, de la forme/non forme, etc. » confiera t-il.

Moi, je m’occupe de l’idée de design, de disegno, de l’approche théorique....On ne fait pas l’amour seulement pour avoir des enfants : je fais l’amour pour le plaisir. Et du design pour le plaisir d’avoir l’idée

Comme bon nombre d’européens, il est curieux de ce qui se passe à l’Ouest. Curieux comme l’exige ses domaines de prédilections, avide de nouvelles sources d'inspirations tout comme d'expériences artistiques et spirituelles, il file donc aux Etats-Unis en 1962, sans être dupe de l’impérialisme du pays de l’Oncle Sam. Là-bas, il s’installe en Californie et découvre de nouveaux matériaux, le design industriel et la culture du pop art qui questionne la nouvelle société de consommation. Par le biais de sa femme Fernanda Pivano – traductrice de grands auteurs de la contre-culture américaine -, il rencontre le poète à l’origine du célèbre cri coléreux et poétique « Howl », Allen Ginsberg. De ce rêve américain, il reviendra au pays de la dolce vita plus sensible encore à la spiritualité de la beat generation, il lancera même sa revue « underground » consacrée à la contre-culture italienne : Pianeta Fresco en 1968. Un autre voyage majeur marquera son oeuvre : l’Inde.  Lors de cette retraite au pays de Gandhi, il découvre les couleurs et la spiritualité qui permet d'intégrer la mort comme une réalité quotidienne. Il y puisera son inspiration pour réaliser sa série de "Céramiques des Ténèbres" et de "Céramiques des Lumières", qui ne sont plus seulement des objets usuels, mais des supports de méditation. Ces œuvres reflètent une période difficile de sa vie, et sont conçues dans une véritable démarche d'expression artistique.

Photo : Vittoriano Rastelli / Getty Image

Alors que certains ont le désir de refaire le monde aux quatre coins du globe, Ettore Sottsass applique ce mouvement planétaire à son art. Ces années dites « radicales », il les consacre à la remise en question du langage architectural et design, rédige des notes et des notes, des dessins pour répondre à cette problématique d’une production intelligente dans un monde moderne, omnibulé par la consommation. En 1972, il participe à l’exposition phare du mouvement radical italien : New Domestic Landscape au Moma à New York. Il y présente un projet d’espace domestique, des environnements sortes de containers flexibles et mobiles, indépendants et modulables. Dans un même temps, il fonde Global Tools, contre-école d’architecture et de design avec Ugo La Pietra, Gaetano Pesce, Michele de Lucchi… Différents projets, camaraderies et désirs qui seront les prémisses certainement de ce qui sera la grande aventure de sa carrière – mais pas de sa vie : le groupe Memphis.

L'aventure Memphis

En 1982, Sottsass poursuit sa trajectoire : casser les codes bourgeois par l’objet, fuir la banalité du quotidien et libérer les énergies positives voire thérapeutiques à travers des créations géométriques, colorées, inédites dans le paysage du design. Cette fois-ci, plus que jamais, il se choisit une bande de camarades pour l’accompagner dans cette aventure (Michele de Lucchi, Matteo Thun, Andrea Branzi, Shiro Kuramata, Martine Bedin, Nathalie Du Pasquier…). Il ne lui manque plus qu’un nom que l’histoire du design n’oubliera pas de si tôt - quitte à le ressasser sans cesse ce qui aura le don d’agacer le maestro himself. En 1966, un Dylan sous acides chantait une balade poétique sur l’album Blonde on Blonde. Sottsass l’adorait, il en fera un mouvement. « Stuck inside of mobile with the Memphis blues again ». Le groupe Memphis semble être né ainsi, un soir entre amis habités par la même fougue, sur un coin de table entre deux verres, pourtant derrière il y a cette fidélité à la cause : ne pas penser le design comme une production d’objets entêtée mais comme une œuvre d’art qui viendra sublimer la vie. Ensemble, il produiront des meubles aux énergies positives que chacun pourra interpréter selon son imagination comme la fameuse bibliothèque totémique « Carlton » ou la lampe « Tahiti » à la silhouette extravagante. Cette énième aventure avant-gardiste aura une durée de vie minime, Sottsass y mettra fin, désolé et impuissant face à ces « masses que l’on contraint à acheter » et ce système qui vise l’obsolescence de l’objet. Ironie du sort, aujourd’hui, un culte entoure les créations du groupe Memphis, devenu un style qui a le vent en poupe et inspire créateurs… et marques.

Parallèlement à Memphis, il fondera avec Marco Zanini et Aldo Cibic, l’agence de création Sottsass Associati qui se consacrera à des travaux de design industriel et d’architecture avec des clients plus que prestigieux (Fiat, Apple, Alessi, Philips…) Dans ce dernier quart de vie, Sottsass ne vendra pas son âme au diable mais veillera à amadouer ces marques emblématiques de la société industrielle pour mieux faire coordonner les intérêts du design et la production industrielle.  

Que reste t-il de Sottsass cent ans après sa naissance et dix ans après sa mort, si ce n’est ce souci constant de concevoir la vie à travers le design. Ce dernier est partout, « c’est une fatalité » avait-il pour coutume de dire. Le récit de sa vie et cette flopée d’expositions-hommages semblent s’accorder à une même conclusion : il n’était pas l’homme d’un mouvement, il était le mouvement-même. Par l’architecture et le design, il souhaitait changer le monde, ouvrir les portes d’une perception nouvelle, un nouvel angle pour penser la vie. « Le design est une façon de concevoir la vie, la politique, l’érotisme et même le design », il ne concevait pas sa vie sans. Modèle de pensée, incroyablement libre et moderne au bon sens du terme, Sottsass n’a jamais été modelé par la société consumériste de l’après-guerre. S’il a longtemps regretté son impuissance face à un système, son parcours, sa pensée, son avant-gardisme à la lumière de ce centenaire forment tous ensemble un puissant pavé jeté dans l’histoire du design mondial.