Charlotte Perriand de dos, torse nu et bras levés, faisant face à un paysage de montagnes enneigées  : nulle image ne semble mieux résumer celle qui est au cœur d’une grande exposition à la Fondation Louis Vuitton. C’est un cliché intime qui réussit à dire deux ou trois choses fondamentales de cette designer et architecte du siècle dernier : son désir sans cesse renouvelé d’aller de l’avant et son infini besoin de liberté. Des qualités qu’il était temps de célébrer à grand renfort d’expositions et de livres. Car longtemps cette bâtisseuse de la modernité a été cantonnée à la réalisation de quelques sièges et bibliothèques iconiques. Alors qu'en vérité, Charlotte Perriand a tant fait, parcouru, vu. Vingt ans après sa mort, le moment semble venu d’ouvrir enfin les yeux sur l’absolu modernité de cette créatrice, fervente actrice d’un siècle aux mille soubresauts, pour lequel elle s’est tant agitée et passionnée. Ouvrir les yeux et se laisser inspirer par une femme qui révolutionna l’habitat, et les esprits.

Années folles et désirs fous

Il faut bien en passer par là avant de dessiner son portrait, son parcours, pour saisir l’intensité de son destin : Charlotte Perriand est une femme designer et architecte. "Et alors ?" dirons certains. Alors il y a nécessité à replacer le contexte de ses débuts. L’avant-guerre ou l’après, peu importe, il s’agit d’une femme parmi les hommes dans un milieu d’hommes, une jeune femme qui ne cessera de penser les espaces de vie pour ses camarades femmes, pour les sortir de l'ombre. Mais pour l'instant, au début des années 20, Charlotte Perriand est une femme à la coupe à la garçonne qui a grandi durant les années folles, où la folie était d’accorder bien peu de droits à une femme, mais beaucoup de devoirs comme celui de rester à sa place. Mais cette fille unique, née de l'union d’une couturière et d’un tailleur venu de la campagne (l’information est importante à mentionner tant la jeune femme accordera de l’importance au corps, à la sensualité des courbes qui recevront ces corps) ne tient pas en place. Elle se dit « faites pour une vie de voyage ». Elle aime le charleston, Joséphine Baker et la mécanique. Cette dernière l’hypnotise tellement qu’elle s’est confectionnée un collier de boules de cuivre chromé qu’elle arbore fièrement comme l'iconique danseuse et future résistante. Même si l’heure est aux folies, la modernité apparente de Mademoiselle Perriand intrigue, mais peu lui importe, car elle , elle est libre. Libre de se livrer à des bricolages fantaisistes avec ce formidable matériau qu’est le métal, d’inventer une nouvelle manière d’habiter, de penser l’habitat comme le prolongement de l’homme.

Vidéo du jour

Photo : Reproduction de L'atelier de Saint-Sulpice de Charlotte Perriand - Vue de l’installation Fondation Louis Vuitton, Paris

Lors de ces années d’études à l'Union Centrale des Arts Décoratifs, Charlotte Perriand s'intéresse à ces nouveaux matériaux en plein essor comme le contreplaqué ou l'acier. Fascinée par la mécanique, elle s’imprègne « de la technicité des voitures de luxe » au salon de l’auto et achète un phare de voiture pour éclairer sa salle de bains. Son appétence pour le caractère rudimentaire et pratique de l’acier fait déjà acte de son insolente modernité. Pour se faire connaître, il n’y a pas de secrets : il faut exposer. Alors Charlotte expose. C’est en 1927, au Salon d’automne de Paris qu’elle suscite un large intérêt du milieu avec la présentation de son « bar sous le toit » : un ensemble de meubles métalliques qu'elle a crée pour son appartement-atelier situé place Saint-Sulpice. Elle y résout le problème de l'espace en inventant une table extensible au système ingénieux. Elle s'inspire des tabourets de cuisine pour créer des fauteuils pivotants au dos en cuir rembourré. Les critiques élogieuses pleuvent et Perriand séduit ce petit monde avec cet ensemble tour à tour luxueux et décontracté, pratique et résolument moderne. Création avant-gardiste, ce bar pas comme les autres rejette en bloc, par sa forme minimale et ses matériaux modernes, les préceptes des arts décoratifs. L’art de vivre qu’elle esquisse à travers ses premières réalisations invite à modifier l’idée même de confort : contrairement à ce que pense ses contemporains, ce dernier ne réside pas dans l’accumulation mais dans l’épuration d’une pièce. L'œuvre à venir sera une démonstration permanente de ce précepte artistique et vitale.

Au 35 rue de Sèvres, les années de la complicité créative

Ce succès automnal lui ouvre enfin les portes de l’atelier d’un tandem bientôt mythique dans l’histoire du design et de l’architecture, celui de Le Corbusier et Pierre Jeanneret. Si la jeune femme de 25 ans est accueilli au 35 rue de Sèvres par un désormais glacial et célèbre « Ici mademoiselle on ne brode pas ! » de Corbu, le maître des lieux se rendra bien vite à l’évidence qu’il est en présence d’un esprit aussi doué que le sien. Corbu et son cousin réalisent que la jeune femme n’est pas seulement capable de concevoir du mobilier mais aussi de le faire réaliser. Intervient ici son point fort : elle dessine, imagine, créé pour elle-même, jamais elle ne fera une table pour faire une table. Elle répond à une demande, la sienne dans un premier temps, puis celle de ses contemporains par la suite. Elle intègre alors l’atelier comme associée pour l’équipement mobilier mais souhaite également s’initier à l’architecture. S’ouvre alors une décennie fructueuse pour les trois artistes.

Il y a tout un monde nouveau qui nous intéresse au plus haut point, car enfin le Métier d’Architecture c’est travailler pour l’homme

Durant ces dix années de complicité créative, Charlotte Perriand injecte une dimension humaine à l’esthétique mécanique qui fera le succès de Corbu à travers les âges. De cette collaboration naîtra entre autres le fauteuil « Grand Confort », inspiré du fauteuil club anglais qu'elle appelle le panier à coussins. De gros coussins en cuir assurent l'assise, le dossier et les appuis sont maintenus par une armature en métal. Suivra ensuite la « chaise longue B 306 » qui se métamorphose en fauteuil, chaise longue ou rocking-chair par simple glissement. La créatrice inventera également « la table B 308 », avec son plateau semblant flotter. Thonet et Cassina éditeront ces petites merveilles.

Photo : Charlotte Perriand, Le Corbusier, Pierre Jeanneret – Un équipement intérieur d’une habitation - Salon d’automne 1929 » Reconstitution 2019 avec la participation de Cassina &Sice Previt ainsi que le conseil scientifique de Arthur Ruegg – Vue de l’installation Fondation Louis Vuitton, Paris

A travers cette aventure à trois, outre le mobilier, Charlotte Perriand s’initiera à l’architecture et collaborera notamment aux recherches corbuséennes sur le logement minimum. Comme Corbu, elle exprimera à travers ses recherches et ses réalisations ce que sera le XX ème siècle côté habitat : des espaces plus fonctionnels et modulables, plus agréables à vivre donc et en priorité pour la femme que Perriand cherchera à tout prix à montrer, à sortir de sa cuisine avec notamment des cuisines ouvertes sur le salon.  Plus tard, elle expliquera d’ailleurs que l’architecture de Corbu n’était pas inhumaine mais au contraire qu’elle n’avait pas reçu les moyens pour devenir ce grand projet humaniste désiré à l'initiale.

Au cœur des années 30, l’architecture est un humanisme

L’humanisme était son affaire. « Il y a tout un monde nouveau qui nous intéresse au plus haut point, car enfin le Métier d’Architecture c’est travailler pour l’homme ». Charlotte Perriand n’œuvrera pour les hommes pas uniquement dans le domaine de l’architecture. Il sera le leitmotiv de chacune de ses aventures, de ses rencontres. Dès 1928, elle fonde avec d’autres l’Union des Artistes Modernes contre l’académisme des salons de l’époque. Les questions sociales et politiques la passionnent et alimenteront naturellement son travail jusqu’à la fin de sa vie. Proche du Parti Communisme jusqu’à la fin des années 30, elle rejoindra à la même époque l’Association des écrivains et artistes révolutionnaires : pour elle l’architecte au même titre que l’écrivain sont des « directeurs de conscience ». Travail et engagement ne font qu’un chez elle et chez ses nouveaux camarades qu’elle croise dans un Paris ultra-sensible aux bouleversements qui s’opèrent en Espagne ou en URSS. Au Pavillon des Arts ménager de 1936, elle présente, avec quelques architectes proches du Parti Communiste, une impressionnante fresque photographique de seize mètres de long ! « La Grande misère de Paris » . Cette œuvre d'une impressionnante modernité dénonce dans un langage proche des photomontages soviétiques un urbanisme propice à l’insalubrité. Enfants, vieillards, travailleurs, femmes au foyer, usines, bâtiments historiques, textes slogan mais aussi chiffres dramatiques sur la mortalité infantile s’y juxtaposent pour éveiller les consciences.

Photo : « Charlotte Perriand – La Maison au bord de l’eau, 1934 » Reproduction 2019 avec la participation de Sice Previt, vue de l’installation, Fondation Louis Vuitton, Paris

Designer et citoyenne consciencieuse, Charlotte Perriand est alors de tous les combats de l'époque, accompagnée de son précieux « œil en éventail » qui la pousse à regarder toutes les choses que la vie place sur son chemin, de la plus humble à la plus précieuse. Avec Pierre Jeanneret, elle glane de multiples trésors dans la nature, qu’elle photographie et compile minutieusement. Avec Fernand Léger, elle se passionne pour faire entrer l’art dans les moindres recoins du quotidien. Avec Le Corbusier, elle poursuit ses recherches sur l’habitat minimum. Pour elle, le logement doit offrir l'utilisation la plus rationnelle possible de l'espace, être modulable, le zonage variable par des cloisons coulissantes. En 1931, elle participera avec l'agence de Le Corbusier à l'équipement de la Cité-refuge de l'Armée du salut et du Pavillon suisse de la Cité universitaire, à Paris. En 1934, estimant que le loisir est un moment nécessaire à tous, elle imaginera la Maison au bord de l’eau un logement de vacances en communion avec la nature. Dans cet habitat en bois tout est économique au sens noble du terme. Poétique aussi avec une grande toile tendue, au-dessus de la terrasse, entre les deux espaces de vie, qui récupère l’eau de pluie. Le lieu reprend les codes chers à Perriand : son double souci de l’homme et de la nature.

Une architecte française au pays du Soleil Levant

En 1940, Charlotte Perriand est invité par le gouvernement japonais pour orienter la production d’art industriel du pays. Dans cette invitation apportée en pleine débâcle française, elle voit un signe du destin. Pour elle, partir au pays du Soleil Levant, c'est choisir, choisir de pouvoir faire rayonner l'art français. L’enjeu était aussi stimulant que déchirant pour la créatrice. Elle abandonne alors une France en pleine Seconde Guerre Mondiale et soumise à la pénurie qui pèse particulièrement pour son métier. Le Japon lui offre un nouveau défi stimulant. Elle s’éprendra de ce pays qu’elle appréciera particulièrement pour les correspondances qu’elle y trouve avec ses Alpes de Savoie tant aimées. Elle y retrouvera le même amour pour les contrées lointaines et perdues, les paysages en dehors des villes où les habitants cultivent les savoir-faire ancestraux.

De tous les occidentaux qui ont travaillé au Japon, c’est probablement elle qui a eu la plus grande influence sur le monde du design japonais

Avec un zèle immense, comme souvent dans son parcours, elle découvre les manières de vivre des populations des campagnes en priorité, elle apprend avec eux la sensualité des matériaux. Elle s’y éprend d’une pensée qui lui correspond bien « le théisme » et l’architecture ancestrale du pays, conformes aux préceptes modernistes qu’elle défendait ardemment avec ses acolytes Le Corbusier et Pierre Jeanneret. Elle prend conscience que l'art minimaliste s'accommode parfaitement de matériaux naturels comme le bois et le bambou. L'artiste se retrouve dans l'art japonais qui exprime l'essence des choses. Modernité et tradition se rejoignent dans un mobilier subtil, aux lignes épurées, aux matériaux sensuels. Fortement inspirée, elle nous offre un mobilier étonnant comme la chaise longue Tokyo, la chauffeuse en bambou, ou ses étagères aux accents japonais. Elle reviendra de ses longues déambulations au Japon avec un nouvel « art d’habiter », enrichi de cette mission qui se voulait une réponse à l’américanisme et le consumérisme ambiant. Pour Sôri Yanagi, grand designer qui fut son assistant, « de tous les occidentaux qui ont travaillé au Japon, c’est probablement elle qui a eu la plus grande influence sur le monde du design japonais ».

Photo : « Charlotte Perriand – La Maison de thé, 1993 » Reproduction 2019, vue de l’installation, Fondation Louis Vuitton, Paris

Charlotte Perriand ou la passion pour les choses de la vie


Charlotte Perriand a voyagé dans le monde entier à la rencontre de multiples cultures, toujours dans l'objectif de s'enrichir et d’améliorer son art d’habiter. Si la légende retient le caractère novateur de ses créations - l’exposition à la Fondation Louis Vuitton ne s’appelle pas Le Nouveau monde de Charlotte Perriand pour rien - elles n’en sont pas moins chacune imprégnées des leçons du passé. Elle savait comme nulle autre faire coexister savoir-faire ancestraux et évolutions de la société. La Maison du Mexique à la Cité Internationale Universitaire de Paris ou la Maison de Thé de l’Unesco sont des preuves supplémentaires de ce savant équilibre entre hier et demain. Son projet le plus éloquent (colossal ?) a nécessité près de 20 ans. De 1967 à 1989, elle s’est consacrée pleinement à la création de la station de ski savoyarde les Arcs. Amoureuse absolue de la montage, elle a profité de ce projet pour y greffer ses obsessions humanistes et pour le moins avant-gardistes pour la grande époque de la société des loisirs et de la consommation. Les Arcs est l’une des premières stations de ski sans voiture où l’habitat est respectueux de l’environnement.L’architecture des lieux reprend la forme conique des montagnes, les toitures à des pistes de ski, et le tout s’intègre littéralement au paysage.


Intégrer est un des verbes qui lui sied le mieux. Toute son œuvre repose sur une intégration aboutie et harmonieuse de son art, design ou architecture, à l’environnement voisin tout en demeurant au service de l’homme. C'est lui qui fut la grande affaire de sa vie. Lui pour lequel elle conçut des espaces et des meubles pour mieux vivre, lui pour lequel elle fut de tous les combats. "Je ne me définis pas. Ce serait une limitation. Je m'intéresse passionnément à l'homme dans son habitat, dans son environnement... Ce qui inclut une certaine philosophie des choses de la vie". Plus encore qu'une ribambelle de choses et de lieux ingénieux créés, c'est une certaine philosophie de la vie que Charlotte Perriand a laissé en héritage à ses contemporains et aux générations suivantes. Un héritage aujourd'hui dignement fêté et partagé.

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Pour aller plus loin :

Le Nouveau Monde de Charlotte Perriand à la Fondation Louis Vuitton jusqu'au 24 février

A voir sur Charlotte Perriand :

Charlotte Perriand, pionnière de l'art de vivre documentaire de sur Arte

Design signé Perriand, web série de Emilie Valentin sur Arte

A lire sur Charlotte Perriand :

Charlotte Perriand de Laure Adler (Gallimard)

Charlotte Perriand, une architecte française au Japon Charles Berberian

Et devant moi la liberté, Journal imaginaire de Charlotte Perriand (Flammarion)